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Yannis Zervas    La boussole du printemps (extraits)

Notice: Les lettres A et B indiquent le changement de voix. Il est préferable que A soit lit par un homme, et B par une femme. En tout cas, le texte doit etre lu par deux voix differentes

B:  La coquille molle qui palpite dans le monde. Ecorce qui résiste au vent, vole au dessus de l’ océan, se traîne sur l’ asphalte mouillé qui joint les continents. Transportant le grain de son origine. Le grain noirâtre des mots dans l’ écorce blanche du papier. Maison passagère de son désir permanent pour une maison.

A : De mon enfance
Je dérive et de la séparation
Je proviens
Je me dirige à l’ est
De l’ Occident et de l’ ouest
Je définis l’Orient
Cherchant ce qui m’ appartenait
Le puisant dans le futur
Sans nom
Moi
Qui dans l’ espace toujours
Me perds,
Orienté vers le passé.
Ayant comme seule boussole
Les tant aimés, au Nord
De la nostalgie indiquant
La route vers la maison

B : Presque sans langue – comme de la mousse verte sur
La surface tranquille de l’ eau  Des morceaux de souvenirs flottants
Des parties de villes   Le monde que j’ habitai et qui à présent me ronge  -Je déploie  Par petites respirations  Le mosaïque inarticulé

A :  Au fond les minarets. Gardiens de l’ aube dans l’ humidité nocturne. Ici, un soleil rouge qui se déplace. Lentement sur les draps brouillés. Déployant des brûlures lumineuses sur son corps. Pogressivement il le dévoile. L’ homme traîne la main sur sa poitrine, se lève. Pieds-nus, le plancher, l’ odeur du café grec qui bout rapidement. Il tire les rideaux fins : des colonnes brisées   le disque du soleil  obstinément. Il avale la première gorgée devant la fenêtre, il se demande. Qu' est-ce qu’ il fait ici.

B : Ce pays derrière lui. Grand et incommode. Des véhicules partout. Des mots qui désignent sans dire mot. Des pensées symétriques rabotées, ne pouvant contenir  douleur ni mort. De brillantes images magiques cachant l’ image. Un  mouvement continu efface sans cesse l’ histoire. Mais dans les poches de la ville, des femmes. Des mères sans mères sans mères. Leurs racines perdues au fond obscur des continents. Leurs histoires taillées, puisque tous les grands évènements couraient hors des fenêtres avec des sirènes et des hurlements de freins. Les femmes grâce auxquelles il grandit et qu’ il oublie reconnaissant.

A : La forêt silencieuse de Dvorjak. Au fond du ventre des enceintes. Au volume minimal pour ne pas la réveiller. Il se retourne, la regarde. Son corps pelotonné sur le lit, son pull sur le fauteuil. Le violoncelle réchauffant l’ aube métallique au dessus des gratte-ciels. Se répand comme un murmure enveloppant mes pieds nus, le tapis indien, les papiers éparpillés sur la vieille table. La grande fenêtre d’ où il regarde s’ éteindre les dernières lumières, changeant sans cesse la géographie de la ville. Là-haut, derrière la fenêtre,  son visage glacé.

B : Leur bouche. Accueillante et forte. Petits grognements pendant que leurs langues s’ entrelacent. Des seins forts qui frissonnent dans ses mains. Leurs hanches s’ agitant sous les siennes. Peau dure sans mémoire. Bas-ventre souple, moite. Leur bouche. Toujours accueillante.

A : Sommeil inquiet sans rêves. Il a froid. Il a chaud. Il se réveille en sursaut. Comme une décision soudaine. Il est de retour.

B : Peu avant l’ aube. Il s’ échappa de ses bras presque en la poussant.  Sa main endormie enveloppait son sein. Un mot sur la cafétière. La valise. Le taxi. Circulation deserte. L’ aéroport dans le brouillard. L’ océan. Les carrés de l’ Europe Occidentale. L’ Elbe. Les montagnes nues de la Grèce. Quand l’ avion se posa avec un sursaut il sentit ses bras le serrer et le libérer à l’ instant. Il n’ avertit personne.

A : Il chargeât la barque. Terre. Paille. Gravier. La lettre A. Alef, la maison de l’ eau. D’ où glissant sans bruit il se mit en route.

B : Le temps sur l’ herbe. Sur les prairies le vent.
L’ air immobile sur le palier. Au niveau de la mer
soulevant le corps de la mort. Au niveau des
maisons plus vides que vides. Les araignées
 tisseront sa douleur sur les joncs comme les
ménagères de jadis. Sur les cheminées couvertes,
sur les murets en pierre sèche. La toile de sa mémoire
il reparera toujours, tant que le vent du monde la détruira.

A : Une voix lointaine comme une chanson de femme venant de l’ extrémité du vide. Comme berceuse et comme lamentation. L’ espace s’ ouvre, se multiplie. Il voyage, le tambour de son coeur en cadence. Dans l’ inconnu il deploie une langue inconnue pour couler avec l’ eau. Des murmures déchirent le vide, des murmures pénètrent le noir, les écumes noires de la mer, les écumes noires de son âme. Des murmures noirs le bouleversent et l’ instruisent en même temps. Les murmures noirs de son âme le guident. Les voyelles noires, les lettres noires qu’ il écrit à lui-même. Des miettes noires qu’ il parsème derrière lui pour ne jamais se retrouver.

B : La danse noire de la nuit. Il tourne autour de la mosquée écroulée où les adolescents amoureux, le chat couché sur la fontaine ottomane, la vieille femme qui dort à côté de la camionette, l’ homme qui mange sur le seuil son assiette à la main. Le vieux cafétier qui regarde la télé, assis tout seul sous une ancienne photo de Kennedy.

A : Il prit le grand chemin de terre et s’ éloigna. Un morceau de bois fourchu. La carcasse d’ une guêpe. Des montagnes. Un théâtre avec ses gradins abandonnés au vent. Du sable rouge. Des pierres. Un miroir brisé à côté de la mer. Montrant toutes choses deux fois plus profondes, pourtant identiques.

B : Des maisons basses, des arbres bas, de la poussière, de l’ asphalte, les tentes couvrant les balcons, le buisson  accroché à la grille, les villes enveloppées d’ une blanche lumière sèche, une chaleur aride emportant des petits rires entrecoupés au loin.

A : Civilisations près de la mer. Des hommes etourdis sous la continuité du soleil. Perspicaces et intelligents au regard oblique. L’ oeil malin lascif regardant de travers, le demi-sourire de la fourberie au bout de leur salive. Les soirs, dans les petites chambres blanchies à la chaux, ils lèvent des grandes coupes de vin triomphalement. Avec des sons lointains ils meurent aux extrémités du temps. Dans des albums ils vivent et dans des collections de photos; dans des musées de papier occidentaux ils seront toujours là. Immobiles, ceux qui dans leur longue vie ne rêvaient que de galop.

B : L’ horizon détendu et les pleines vastes, les masses des montagnes inclinées, la mer interminable jusque là où le monde se recourbe pour assurer le regard dans sa voile fraîche. Que ca ne finisse jamais.

A : Les minarets derrière les rideaux fins. Il met son pantalon sa chemise legère. Des chaussures en toile. Il soupèse les clefs dans sa main. Les laisse sur le seuil. Tire doucement la porte derrière lui. Trois petits escaliers et le pavé. Les forains commencent juste à étaler leurs marchandises. Petits rires étouffés emportés par la chaleur. Il s’ éloigne d’ un pas rapide.

B : J’ ai fermé la porte. J’ ai posé les clefs sur le seuil. Et je me suis éloigné.

A : Je préservais le monde, un monde je préservais, le mien. Bâti en moi et moi en lui bâti. Je parlais sa langue mais avec des mots, pas avec des pierres et de l’ eau. Ma langue glissait au vent et se perdait. Un cri de séparation je poursuivais jusqu’ à l’ orient de jadis, que je ne trouvais pas parce qu’ il n’ y était plus. Cernant l’ horizon je me renfermais, m’ en allant je me perdais, en cherchant une sortie du monde. Je sais maintenant ce que je cherchais, ce que je ne trouvais pas, moi-même. Je regarde déjà l’ inconnu avec espérance. Et je vais où il m’ entraîne

B :  à cet autre du printemps

Traduit par Evangelia Andritsanou